Cet article est
probablement le plus personnel, le plus difficile, le plus laborieux
que j’ai eu à écrire depuis la création de ce journal. J’ai passé
un temps fou à penser chaque mot, chaque phrase encore et encore…
Cela va faire presque trois semaines que je réfléchis à sa
rédaction. Il traite d’une part particulièrement intime de ma
personne, un fragment de mon identité.
De nouvelles
lumières éclairent le passé de Hans Asperger. Celles-ci lui
donnent un aspect différent bien différent de celui qui prévalait
jusqu’à présent. L’historien tchèque Erwig Czech dans un long
article très documenté de plus 50 pages (c’est ici) apporte de
nouveaux éléments s’appuyant sur des archives inédites nous
renseignant sur l’attitude d’Asperger à l’égard du régime Nazi.
Quasiment dans le même temps, l’historienne américaine Edith
Sheffer dans un livre intitulé « Les enfants
d’Asperger » (Asperger Children : The origns of autism
in Nazi Vienna) abonde dans le sens d’une revisite de la nature
des relations entre Asperger et le national-socialisme. Un dossier
très complet d’ailleurs est disponible sur internet (C’est ici). Il
est composé de nombreux articles dont celui de Erwig Czech. La
plupart sont traduits de l’anglais. Il me semble préférable, si
toutefois sa maîtrise de la langue de Shakespeare est suffisante, de
se pencher sur les versions originales. Les traductions ne sont en
effet pas d’excellentes qualités, les erreurs de syntaxe sont
nombreuses et les tournures de phrases pas toujours correctes et
limpides. A mon avis, l’auteur de ces publications a peut être eu
recours à un logiciel de traduction.
Edith Sheffer livre
un récit implacable jugeant durement les actes et la personne
d’Asperger, sans pour autant l’accuser formellement, et Erwig Czech,
plus nuancé, relève des points pour le moins problématiques qui
concerne les liens entretenus par Asperger avec le pouvoir Nazi. Dans
les deux cas, ces auteurs s’accordent pour dire qu’il n’a peut être
pas été celui que l’on croyait. Edith Scheffer le décrit comme un
médecin ambitieux pour qui la préservation de ses intérêts et de
sa carrière semble avoir été une préoccupation constante. Il est
effectivement frappant de constater qu’il a évolué sans encombre à
travers le régime Nazi. Par exemple, Il n’adhéra jamais au NSDAP, à
la différence de certains de ses proches tels que son mentor Frantz
Hamburger. Ce dernier, au sortir de la guerre fut totalement
décrédibilisé par cette prise de position tandis que Asperger
sortit indemne de l’obscurité, on pourrait même dire qu’il s’en
tirera renforcé. Jusqu’à aujourd’hui, la figure de Hans Asperger
était entourée d’un halo de lumière. L’image que l’on avait de lui
était celle d’un médecin bienveillant et protecteur qui s’opposa
aux principes du national-socialisme usant de sa position pour éviter
de conduire des enfants à une mort certaine. Cette version fut
d’ailleurs alimentée par Asperger lui même au lendemain de la
guerre. Il n’avait pas le profil d’un national-socialiste convaincu
et convaincant. C’était un homme très religieux ce qui ne le
prédisposait pas à se fondre dans l’idéologie Nazi. Il fit
d’ailleurs l’objet de plusieurs enquêtes conduites par le régime
qui chercha à déterminer son niveau de loyauté, aux yeux du
pouvoir, sa foi le rendait suspect. Toutefois, si l’on peut dire,
celles-ci ne trouvèrent jamais matière à griefs, Asperger serait
un serviteur loyal. Il semble qu’il se soit parfaitement accommodé
du nazisme et a même prospéré grâce à lui. Après l’Anschluss,
à la suite d’une purge impulsée par Frantz Hamburger au sein de la
clinique viennoise où Asperger exerçait, il fut prématurément
promu à la tête d’un service alors que ce poste aurait pu et dû
revenir à des collègues bien plus expérimentés.
Czech et Sheffer
soulignent la grande proximité de Asperger avec le régime Nazi
ainsi qu’avec des mouvements catholiques d’extrême droite. Ils
soulignent également tous deux le fait que Asperger ait approuvé
les politiques de stérilisation forcée du Reich, sans pour autant
les mettre lui même en pratique, peut être en raison de ses
croyances religieuses. Mais, Asperger était un homme de son temps,
les idées qui sous-tendaient ces inclinations étaient très en
vogue dans la Vienne des années 30. Le IIIeme Reich poussa à son
comble la logique de l’hygiène raciale. Selon moi, on ne peut
totalement reprocher à Asperger ces prises de position. Pour autant,
de part sa position et en raison d’une grande proximité avec des
collaborateurs membres du NSDAP, on peut difficilement croire qu’il
pouvait ignorer que ces mesures pouvaient conduire des enfants à une
mort certaine. Il ne désapprouva d’ailleurs pas la mise en œuvre du
programme T4, campagne d’extermination qui tira son nom de l’adresse
de son quartier général, Tiergartenstrasse 4 à
Berlin, et auquel le régime prétendit mettre un terme
officiellement en août 1941 suite à des protestations citoyennes
mais qui se poursuivit officieusement. L’institution viennoise en
charge des mises à mort était le Spiegelgrund, et Asperger y
envoya un certain nombre de ses patient. Etait-il au courant du sort
qui leur était réservé particulièrement après la fourberie
du régime ? On ne peut l’affirmer. En revanche, on sait aujourd’hui
grâce aux documents exhumés par Erwig Czech que Asperger
y recommanda le 27 juin 1941 le transfert d’une petite fille
prénommée Herta Shreiber. Les termes employés dans son rapport
sont ambigus, il écrit que :
« À
la maison, l’enfant doit être un fardeau insupportable pour la mère,
qui doit s’occuper de cinq enfants en bonne santé. Un placement
permanent à Spiegelgrund semble absolument nécessaire.».
Elle
décéda d’une pneumonie le 2 septembre 1941 à l’âge de trois ans.
C’était la cause la plus fréquente de décès à Spiegelgrund, qui
était régulièrement provoquée par l’administration de
barbituriques sur une plus longue période. C’était ainsi, les décès
devaient paraître naturels. Cette rhétorique est intrigante car
l’argument de la libération était fréquemment employé pour
justifier les meurtres d’enfants. Certains parents avaient d’ailleurs
intégrer à ce point le principe de la supériorité du Volk
qu’ils
en venaient parfois à souhaiter eux-mêmes la mort de leurs enfants.
Comme j’ai déjà pu le lire, il serait excessif selon moi de
qualifier Asperger de « tueur d’enfant » car il n’a pas
pris de part active au programme T4. En revanche, sans être
déterminante, on ne peut nier qu’il a joué un rôle actif dans
l’entreprise d’hygiène raciale voulue par la IIIeme Reich.
Ces interrogations
me placent dans une profonde perplexité ainsi que, je suppose, comme
moi d’autres autistes. Comment se définir ? Quelle identité
adopter ? Est-il encore raisonnable de continuer à se
revendiquer comme porteur du syndrome d’Asperger en sachant que ce
dernier aurait collaboré d’aussi près avec le régime
national-socialiste ? A la lumière de ces nouvelles
découvertes, le diagnostique ne deviendrait-il pas « infamant » ?
Que faire de Hans Asperger et de son héritage ? N’est-on pas en
droit de le considérer aujourd’hui comme « maudit » ?
Quel avenir pour le syndrome éponyme ? Certains se posent la
question de savoir s’il ne faudrait pas tout bonnement le débaptiser.
Il me semble avoir un jour entendu ou lu, je ne sais plus trop, que
des voix proposaient de ne plus parler que d’autisme de haut-niveau.
Cette formule, typiquement française, est le fruit d’une mauvaise
traduction de l’anglais qui parle de high functionning autism.
Cela ne signifie pas tout à
fait la même chose. Le terme « fonctionnement » donne
une coloration particulièrement éclairante et le français, parce
qu’il ne peut avoir tort, dénature cette réalité de l’autisme.
Parler seulement de « haut-niveau » me semble péjoratif
et avoir de néfastes conséquences. Elles entretiendraient l’idée
d’une hiérarchie au sein des TSA. Parler de « haut-niveau de
fonctionnement » serait donc bien plus fidèle à la réalité
dans la mesure où cela souligne bien le fait que certains d’entre
nous ont certes pour certaines tâches des capacités un peu
supérieures mais pas pour d’autres. En d’autres termes, elle reflète
mieux la réalité de cette facette de l’autisme qui se traduit pas
l’hétérogénéité des profils cognitifs.
Certaines voix commencent à s’élever pour remettre purement et simplement en question la réalité du syndrome. Cela ne surprendra personne, il s’agit principalement de psychanalystes. C’est d’ailleurs le sens dans lequel va Bernard Golse, dont j’avais déjà parlé en ne citant que ses initiales car je ne souhaitais critiquer personne (comme quoi, tout le monde change!), dans une tribune paru le 26 mais 2019 paru dans Libération (c’est ici) au demeurant truffée d’erreurs car il parle semble-t-il d’un livre qu’il n’a pas lu. Il écrit notamment : « Nous apprenons aujourd’hui que le terme de syndrome d’Asperger a également conduit des enfants vers la mort ! ». Anachronisme ! ce qu’on appelle aujourd’hui syndrome d’Asperger n’existait pas, c’est l’œuvre de la psychiatre britannique Lorna Wing dans les années 80. Une autre psychanalyste, Elisabeth Roudinesco dans le Monde des livres du 28 mars 2019 et dans une rhétorique tout aussi excessive écrit que : « Edith Sheffer montre Hans Asperger en nazi et assassin d’enfants ». Ou bien cette personne n’a pas lu ce livre, ou bien elle n’a voulu voir que ce qu’elle voulait y trouver.
Me voici donc dans
une situation délicate. Ma nature autistique me commande de ne pas
trancher avant d’avoir pu embrasser l’intégralité des données
relatives à la question. Mais, nous sommes là face à une question
d’ordre historique qui plus est touchant à la sphère la plus
impénétrable de l’individu. Comment savoir ce que Asperger avait
véritablement à l’esprit ? Le mystère reste entier. Si l’on
regarde attentivement les documents historiques que présentent Erwig
Czech et Edith Sheffer, rien ne permet de poser de manière
affirmative la culpabilité de Hans Asperger mais seulement de
souligner l’ambiguïté de son rôle. Si je crois qu’on ne peut pas
totalement lui reprocher d’avoir été un serviteur du régime,
nombres de chercheurs et d’intellectuels se sont laissés séduire
pas le nazisme à des degrés de compromission bien supérieurs à
celui de Hans Asperger, on peut en revanche lui faire grief d’avoir
chercher ainsi à se préserver. Etait-ce par manque de courage ou
par adhésion réelle ? Il y a peut être des deux. Pour
l’heure, nul ne peut y répondre.
Le DSM, un manuel
diagnostique publié par l’APA ( American Psychiatric Association
) faisant autorité au niveau international,
dans sa 5eme version paru en 2013, a en partie résolu la question en
diluant le Syndrome d’Asperger dans les TSA, troubles du spectre
autistique. Cet évènement correspondait à l’état des recherches
scientifiques qui dans sa plus grande part voyait le SA dans le
continuum de l’autisme. En revanche, il est toujours présent dans le
CIM-11 (ou bien
ICD-11, International Classification of Diseases),
classification internationale des maladies publié par l’OMS. Autant
la rédaction du DSM ne me pose pas trop de problème, encore que je
pense parfois que l’autisme devrait comme l’homosexualité en son
temps en disparaître purement et simplement dans la mesure où il
s’agit plus d’une différence que d’une anomalie fonctionnelle. Il
peut toutefois exister des troubles importants clairement associés,
on parlera d’autisme syndromique. Dans le cas inverse, il existe
seulement des suspicions. Par exemple, on estime que 90 % des
autistes connaîtraient des troubles du sommeil. Le fait que le SA
continue à exister dans un manuel de classification de maladie me
dérange. Je crois sincèrement qu’il n’y a pas sa place car on sait
aujourd’hui qu’il ne s’agit pas d’une pathologie. Cependant, la
France base l’intégralité des aides qu’elle allouent aux personnes
autistes ou familles d’enfants autistes sur ces publications. Un
retrait aurait pour conséquence la suppression de tous dispositifs
d’assistances… Cette disparition qui aurait des conséquences
désastreuses n’est donc pas souhaitable. Ainsi, pour l’heure, le
maintien de la situation actuelle semble préférable. Ce qui me
semble urgent – et cela progresse, doucement, mais il semble que
cela progresse – c’est la poursuite du travail de pédagogie. Il
m’apparaît qu’il est plus que temps que l’on change de regard sur
l’autisme. Dans son entreprise de sensibilisation, Julie Dachez avait
pour habitude de conclure ses vidéos par ces mots : « l’autisme
n’est pas ce que vous croyez, informez vous !». Ma démarche
globale n’a rien d’originale, elle ne fait que s’inscrire dans la
lignée d’un mouvement qui dure depuis longtemps mais dont le grand
public n’avait jusqu’à une époque très récente tout simplement
pas connaissance.
Ma
position pourrait être la suivante : continuer à me définir
comme autiste Asperger auprès du grand public car c’est sous ce
vocable que cet aspect de l’autisme est connu. En revanche, vis-à-vis
d’un public plus averti en mesure de faire la distinction, je
préférais évoquer un autisme de hau niveau de fonctionnement même
si je n’apprécie guère la formule pour les raisons que j’ai
explicitées précédemment. Et puis, plutôt que de syndrome
d’Asperger, ne devrait-on pas parler de syndrome de Wing ? En
effet, Lorna Wing ne s’appuya que sur une partie des travaux
d’Asperger. Par exemple, et cela à de l’importance, elle ne repris
pas le terme de « psychopathie autistique » employé par
Asperger car elle voulait une dénomination neutre dénuée de
préjugés moraux. Enfin, pourquoi remettre en question la véracité
du syndrome d’Asperger quand on sait que de nombreuses recherches ont
été depuis conduites contribuant à renforcer sa légitimité. Je
pense notamment au travail de Tony Attwood, spécialiste unanimement
reconnu pour sa connaissance de l’autisme de haut-niveau de
fonctionnement et du syndrome d’Asperger.
Pour
conclure, je voudrai vous faire part de mots que j’ai pu lire sur
l’autisme et que je trouve intéressants car ils donnent matière à
réflexion et probablement aussi remise en question :
« L’autisme
n’est pas réel : nous avons tous des problèmes. L’autisme n’est pas
un handicap ou un diagnostic, c’est un stéréotype pour certains
individus. Les personnes atteintes d’autisme devraient être traitées
comme les autres, parce que si elles ne le sont pas, cela les rendra
encore moins sociable. Les parents de tous les enfants, autistiques
ou non, devraient songer au point de vue de leurs enfants et se
fonder sur ces points de vue pour les aider. »
Mais
qui donc a bien pu écrire cela ? Est-ce un chercheur proposant
une approche révolutionnaire de l’autisme ? Est-ce un
psychanalyste qui a pété un câble ? Petite parenthèse, la
psychanalyse considère l’autisme comme une psychose à savoir une
pathologie mentale qui pousse à une vision gravement altérée de la
réalité. Il y a sûrement des exceptions mais je n’en connais pas.
Revenons au sujet principal, qui a écrit ces lignes ? Il s’agit
de Eric, un autiste. C’est le fils adolescent de Edith Sheffer,
l’auteure du livre dont je parle dans le présent article. Mais alors
me direz-vous, pourquoi se revendiquer de quelque chose qui
n’existerait pas ? Parce que c’est la société qui nous oblige
à nous regarder telle qu’elle nous voit. Albert Camus disait que
« mal nommer les choses ajoute aux malheurs du
monde ». A mon sens, on
peut lire cette phrase de différentes manières : dénier le
droit aux autistes de se revendiquer comme tel peut être source de
souffrance. Même si je suis d’accord pour admettre, comme me le
répète souvent ma meilleure amie, que l’autisme n’est pas une
identité en soit, que l’on ne peut, que l’on ne doit pas se réduire
à son autisme, je soutiens qu’on ne peut pas nous dénier le droit
de s’identifier à une entité socialement construite. Affirmer ma
nature autiste, la revendiquer, j’en ai besoin pour mon équilibre
intérieur, c’est le moteur qui me pousse à écrire es lignes (taper
pour être plus précis!). Parallèlement, et c’est la deuxième
lecture que je verrais, cela permettrait de comprendre en quoi
assimiler l’autisme à une maladie peut faire si mal.
A bon entendeur, salut !
Erratum – J’ai fait une erreur en disant que la nomination de Asperger par Hamburger est intervenue en 1937 après l’anschluss. L’annexion de l’Autriche par l’Allemagne Nazi a été effective en avril 1938.